Joueur de rugby, j’ai perdu l’usage de mes jambes lors d’une mêlée : je suis tétraplégique

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Par 
Ex-rugbyman

LE PLUS. La vie de Tony Moggio a basculé il y a un peu plus de cinq ans, le 7 février 2010. Joueur de rugby amateur, ce jeune homme de 24 ans s’écroule lors d’une mêlée, victime d’une section complète de la moelle épinière. Désormais tétraplégique, Tony Moggio revient sur cet accident dans un livre,« Talonneur brisé » (ed. Privat), et sur ce qui a suivi ce dimanche glacé de février. Témoignage.

Édité et parrainé par Sébastien Billard

Tony Moggio est l’auteur de « Talonneur brisé », un livre-témoignage sur l’accident dont il a été victime (DR).

 

15h15, le dimanche 7 février 2010. Je suis à Labarthe-sur-Lèze, en Haute-Garonne. J’ai dans le dos le numéro 2 du Rugby Castelginest XV, jaune et bleu azur sur mon short blanc.

Il y a un quart d’heure à peine que le coup de sifflet d’engagement a été donné et c’est déjà la cinquième mêlée, sur un en-avant de nos adversaires.

Déjà, je crois que je savais…

On s’attendait à un match rude et c’est le cas. Ni eux ni nous ne voulons rien lâcher. Et boum ! J’ai d’abord entendu le bruit lointain du rotor puis, de plus en plus distinctement, le chuintement tranchant des pales de l’hélicoptère des secours qui fauchaient l’air glacé.

Dans le vacarme croissant en approche, j’ai su que je venais de changer de vie. Je l’avais déjà deviné, mais là je l’ai compris. Je l’avais pressenti dans le silence qui s’était abattu sur le stade et soupçonné dans la façon dont les soigneurs s’étaient penchés sur moi en évitant de me toucher.

Comme s’il était besoin d’une confirmation, je l’avais également lu dans les yeux des pompiers qui habillaient de mots trompeurs un embarras palpable. Il y avait dans les gestes de tous une fébrilité chargée de trop de gêne, entre eux trop de regards interrogateurs, un malaise sourd et énervé qui cadrait mal avec les propos rassurants qu’ils essayaient de m’inoculer.

Déjà, je crois que je savais. Mais rien n’interdit de jouer à y croire, de retarder tant que faire se peut l’instant où la vérité va s’imposer d’elle-même, comme moi je l’ai fait ce jour-là, le temps de quelques minutes précieuses et dérisoires. Gagner du temps sur la vie, dont on sait déjà que c’est la vie « d’avant ».

Talonneur, tu y vas la tête la première

Le rugby, j’ai commencé à le pratiquer sur le tard, vers 21 ans. Comme talonneur. À ce poste, tu es le mât central, le gouvernail et le timonier d’un bateau qui en éperonne un autre au moment de la mêlée.

À ta droite, à ta gauche, se trouvent les deux piliers, tes coéquipiers. Tu n’as pas assez de bras pour faire le tour de leurs épaules, alors tu les agrippes sous les aisselles – quand tu y arrives. Eux, ils te calent dans le gras du bide, sous les côtes.

Les packs sont face à face. Les ordres de l’arbitre, scandés : « Flexion, touchez, stop, entrez ! » Et boum ! Les deux meutes en percussion, seize mecs bourrés d’adrénaline, délicats et cordiaux comme leGIGN qui essaie d’ouvrir une porte.

Toi, talonneur, tu n’as pas de bras. Tu y vas la tête la première : le front c’est ton seul pare-chocs. En deuxième série ligue des Pyrénées, on est dans l’âpre et le petit budget. L’ostéo, on ne connait pas : ici, c’est le royaume de la serviette Décathlon bourrée de glaçons.

J’ai aussitôt été aspiré dans un trou noir

Et boum ! 800 cents kilos qui poussent, 800 cents kilos qui n’arrivent pas exactement en face. Une respiration trop tôt ou trop tard, un coup d’œil, je ne sais plus, ma tête de traviole, la nuque en porte-à-faux, va savoir…

Je n’ai même pas senti le choc. Ou bien je l’ai senti très fort parce que, paraît-il, j’ai gueulé. Je ne m’entends ni beugler ni encaisser en silence. Je ne m’entends plus, je ne me vois plus : j’ai aussitôt été aspiré dans un trou noir.

Ce que je raconte là s’est déroulé en moins de temps qu’il n’en faut pour le lire, pas même pour le dire. Le trou noir dure encore, car tout s’est joué dans un interstice de temps si ténu qu’il m’est impossible de le décomposer. Je ne me rappelle même pas être entré dans cette mêlée. Je n’en sais rien, plus rien.

Je me souviens davantage de l’hôpital où j’ai été transporté immédiatement et où je suis resté cinq semaines dans un lit, en soins intensifs, ficelé par des tuyaux et des électrodes, la tête obstinément tournée vers le plafond parce que la mécanique a grippé.

Il me manque un bout de moi qui est pourtant bien là

Après cette mêlée, hormis de la ligne des épaules jusqu’au sommet du crâne, je ne sentais rien, au point d’être dans l’incapacité de faire le lien entre ce que je voyais et ce que j’en percevais : il me manquait un bout de moi qui était pourtant bien là. J’étais dans un état abstrait.

Pendant ces longues semaines, je n’avais plus la parole. Pour communiquer, mes proches et le personnel médical me montraient des lettres ou des symboles, je leur répondais en clignant des yeux pour me faire comprendre.

Le chirurgien me l’a dit : j’aurais du mourir le jour de ce match de rugby, au moment de l’impact de la mêlée. J’aurais pu aussi mourir une fois à l’hôpital. Mais j’ai réussi à déjouer tous les pronostics.

Remarcher un jour, en revanche, il n’en a jamais été question. Lors de cette fameuse mêlée, j’ai été victime d’une section complète de la moelle épinière. Depuis ce 7 février 2010, je suis donc tétraplégique. Tétraplégique, je le rappelle, c’est l’abandon en rase campagne de tous les muscles. Tous.

« Tétraplégie » : je ne connaissais même pas ce mot

« Tétraplégie ». Pour être honnête, je ne connaissais pas ce mot. Ce n’est qu’en rééducation que je l’ai entendu pour la première fois. Il faut savoir qu’après un tel accident un protocole très précis est mis en place : on n‘annonce pas tout de suite à un patient qu’il est tétraplégique.

Mais un jour, alors que ma kiné habituelle était absente, je me suis risqué à poser la question à l’une de ses collègues. Sans se démonter, elle m’a répondu sur le ton de l’évidence :

« Mais vous êtes tétraplégique… »

Ajoutant dans le même élan pour être plus claire :

« Dans votre état, remarcher c’est impossible. »

Boum ! C’est ainsi que pour la seconde fois j’ai encaissé la mêlée de plein fouet ! J’ai annulé la séance et demandé à rester seul. Je crois aussi que je lui en ai voulu, mais j’ai compris assez rapidement que toute rancune était vaine. Un tétraplégique qui vient de l’apprendre, je peux vous dire que ça pleure comme un bébé seul dans le noir, parce que même à sa mère il n’est pas capable de parler.

Je ne reconnaissais plus mon corps

Les semaines passées à l’hôpital ont été moralement très dures à vivre. Les trois premiers jours en soins intensifs, je me suis dit parfois que mourir ne serait pas la pire des choses. Un jour, j’ai vu mon père arriver avec une ardoise sous le bras où il avait écrit : « Lâche pas ». En creux, j’ai compris que j’étais parti loin, très loin…

Ce passage aux soins intensifs aura duré trois semaines. Trois longues semaines au cours desquelles j’ai appris successivement à n’être rien, à mourir et à renaître. Je suis passé par tous les états.

« La honte ». Je n’ai que ce mot en tête pour définir au plus juste mon état d’esprit quand je suis vraiment revenu à la vie. Physiquement, je ne me reconnaissais plus. Après un tel choc et une telle période de convalescence, votre corps change de forme. C’est alors qu’on se rend compte qu’on s’est perdu de vue. Il a fallu admettre que cette ombre que l’on voit dans le miroir, c’était bien moi.

Commence ensuite le long travail de rééducation. Un an à tenter d’apprendre à maîtriser ce corps, à vivre avec ce que l’on a, à réapprendre à vivre. Et à faire une sorte de deuil.

La tétraplégie est un sport collectif

Ma vie ne s’est pas pour autant arrêtée ce 7 février 2010. Je me suis battu et je me bats encore pour bâtir ma deuxième vie. Avec néanmoins une certitude : en dépit de tous les progrès qu’un tétraplégique peut réaliser, il lui faudra toujours une assistance. La tétraplégie est un sport collectif !

Depuis le premier jour, j’ai une chance infinie : celle d’être entouré par mes proches, mes parents et Marie, ma femme, rencontré un an pile avant mon accident. En juillet 2015, nous nous sommes mariés, et nous avons le projet d’avoir un enfant. Professionnellement, il a fallu s’adapter aussi. Terminé l’armée, où je m’étais engagé à 21 ans, je travaille désormais dans l’immobilier.

Plus de cinq ans après l’accident, je ne garde aucune rancœur envers quiconque. Encore moins à l’égard du monde du rugby. J’aurais tout aussi bien pu me retrouver dans cette situation en étant percuté par une voiture, en traversant la rue.

Ma seule colère, elle est dirigée contre le coût du matériel indispensable à mon quotidien. Un fauteuil comme le mien coûte le prix d’une voiture… Est-ce bien normal de devoir contracter un crédit pour y avoir accès ?

Propos recueillis par Sébastien Billard